IV
Les voyageurs
Le capitaine profita de cette absence pour réfléchir et pour absorber, en réfléchissant, le pot de vin qu’il avait devant lui. Le premier pot de vin absorbé, il en demanda un second. Puis, comme si la matière de la réflexion lui eût manqué, ou que cette opération de l’esprit ne s’accomplît pas chez lui sans un pénible effort, à cause du peu d’habitude qu’il avait de s’y livrer, le capitaine retourna la tête du côté du huguenot, le salua avec cette politesse affectée dont il avait déjà donné des preuves et lui dit :
– Per ma fé, monsieur, il me semble que je salue un compatriote.
– Vous vous trompez, capitaine, répondit celui qu’il interpellait ; car, si je ne m’abuse, vous êtes de la Gascogne, tandis que je suis de l’Angoumois.
– Ah ! vous êtes de l’Angoumois ! s’écria le capitaine avec un air de surprise admirative ; de l’Angoumois ! Tiens ! tiens ! tiens !
– Oui, capitaine ; cela vous est-il agréable ? demanda le huguenot.
– Je le crois bien ! aussi permettez-moi de vous en faire mon compliment : pays magnifique, fertile, coupé de charmantes rivières ; les hommes y pétillent de courage, témoin feu Sa Majesté François Ier ; les femmes y pétillent d’esprit, témoin Mme Marguerite de Navarre ; enfin, je vous avoue, monsieur, que, si je n’étais pas de la Gascogne, je voudrais être de l’Angoumois.
– C’est en vérité trop d’honneur pour ma pauvre province, monsieur, dit le gentilhomme angoumois, et je ne sais quels remerciements vous faire !
– Oh ! rien n’est plus facile, monsieur, que de me prouver le peu de reconnaissance que vous voulez bien accorder à ma brutale franchise. Faites-moi l’honneur de trinquer avec moi à la gloire et à la prospérité de vos compatriotes.
– Avec le plus grand plaisir, capitaine, dit le huguenot en transportant son pot et son verre sur un des angles de la table devant laquelle était assis le Gascon, et que l’absence du page avait laissée au seul occupant.
Après la santé portée à la gloire des enfants de l’Angoumois, le gentilhomme huguenot, pour ne pas demeurer en reste de courtoisie, porta le même toast à la prospérité et à la gloire des enfants de la Gascogne.
– Puis, comme la politesse était rendue à celui qui l’avait faite, le gentilhomme angoumois reprit son pot et son verre, s’apprêtant à retourner à sa place.
– Oh ! monsieur, dit le Gascon, ce serait une connaissance trop tôt interrompue ; faites-moi donc la grâce d’achever votre pot de vin à cette table.
– Je craignais de vous incommoder, monsieur, dit civilement mais froidement le huguenot.
– M’incommoder ? Jamais ! D’ailleurs, monsieur, mon avis est que les meilleures et les plus complètes connaissances se font à table. Il est bien rare qu’il n’y ait pas la valeur de trois verres dans un pot de vin, n’est-ce pas ?
– En effet, monsieur, c’est bien rare, répondit le huguenot cherchant visiblement où son interlocuteur en voulait venir.
– Eh bien, mettons une santé à chaque verre de vin. M’accordez-vous une santé par verre ?
– Je vous l’accorde, monsieur.
– Quand on s’est entendu pour porter en même temps et du fond du cœur la santé de trois hommes, c’est qu’on est d’esprit, d’opinions et de principes pareils.
– Il y a du vrai dans ce que vous dites, monsieur.
– Du vrai ! du vrai ! vous dites qu’il y a du vrai ; par le sang-Diou ! monsieur, c’est la vérité pure.
Puis, avec son plus charmant sourire :
– Pour commencer la connaissance, monsieur, et pour faire éclater au jour la similitude de nos opinions, permettez-moi donc, comme première santé, de vous proposer celle de l’illustre connétable de Montmorency.
Le gentilhomme, qui avait déjà, de confiance, levé son verre et épanoui son visage, redevint grave et posa son verre sur la table.
– Vous m’excuserez, monsieur, dit-il ; mais, à l’endroit de cet homme, il m’est impossible de vous faire raison. M. de Montmorency est mon ennemi personnel.
– Votre ennemi personnel ?
– Autant qu’un homme dans sa position peut l’être d’un homme dans la mienne, autant que le grand peut être l’ennemi du petit.
– Votre ennemi personnel ! En ce cas, de cette heure, il devient le mien, d’autant plus que je vous avoue que je ne le connais aucunement et que je n’ai pas pour lui une profonde tendresse. Mauvaise réputation : avare, rabroueur, paillard, se faisant battre comme un niais, prendre comme un sot. Où diable avais-je donc l’idée de vous offrir une pareille santé ? Permettez donc que je reprenne ma revanche en vous offrant une autre. À l’illustre maréchal de Saint-André !
– Par ma foi ! vous tombez mal, capitaine, répondit le gentilhomme huguenot, accomplissant pour le maréchal de Saint-André le même jeu de scène qu’il avait accompli pour le connétable. Je ne bois pas à la santé d’un homme que je n’estime pas, d’un homme prêt à tout faire pour des honneurs ou de l’argent, d’un homme qui vendrait sa femme ou sa fille, comme il a vendu sa conscience, si on lui en donnait le même prix.
– Oh ! cap de Diou ! que me dites-vous là ? s’écria le Gascon. Comment ! je voulais boire à la santé d’un pareil homme ?... Où diable avais-tu donc l’esprit, capitaine ? continua le Gascon se réprimandant lui-même. Ah ! l’ami, si tu veux garder l’estime des honnêtes gens, il ne faut plus faire de pareilles bévues.
Puis, changeant d’interlocuteur, et s’adressant au huguenot :
– Monsieur, dit-il, à partir de ce moment, je tiens le maréchal de Saint-André dans le même mépris que vous le tenez vous-même. Aussi, ne voulant pas vous laisser sous l’impression de l’erreur que j’ai commise, je viens vous proposer une troisième santé, à laquelle, je l’espère, vous n’aurez rien à redire.
– Laquelle, capitaine ?
– À la santé de l’illustre François de Lorraine, duc de Guise ! au défenseur de Metz ! au vainqueur de Calais ! au vengeur de Saint-Quentin et de Gravelines ! au réparateur des bévues du connétable de Montmorency et du maréchal de Saint-André !... Ah !
– Capitaine, dit le jeune homme en pâlissant, vous jouez de malheur avec moi ; car j’ai fait un vœu.
– Lequel, monsieur ? et croyez que, si je puis concourir à son accomplissement...
– J’ai juré que celui dont vous me proposez la santé ne mourrait que de ma main.
– Pécaïre ! dit le Gascon.
Le huguenot fit un mouvement pour se lever.
– Comment ! s’écria le Gascon. Que faites-vous donc, monsieur ?
– Monsieur, dit le huguenot, l’essai est fait ; les trois santés sont portées, et, comme nous ne paraissons pas du même avis sur les hommes, il serait à craindre que ce ne fût bien pis quand nous en arriverons aux principes.
– Haü ! grand double et triple Diou vivant ! il ne sera pas dit, monsieur, que des hommes faits pour s’entendre se sont brouillés pour des hommes qu’ils ne connaissent point ; car je ne connais ni le duc de Guise, ni le maréchal de Saint-André, ni le connétable de Montmorency ; prenons donc que j’ai eu l’imprudence de porter la santé de trois grands diables : Satan, Lucifer et Astaroth ; vous me faites observer, à la troisième santé, que je perds mon âme : je retourne en arrière, et lestement. Me voilà donc au point d’où je suis parti, et, comme nos verres sont pleins, nous allons, s’il vous plaît, les boire à nos santés respectives. Dieu vous donne de longs et glorieux jours, monsieur ! voilà ce que je lui demande du plus profond de mon cœur.
– Le souhait est trop plein de courtoisie pour que je ne vous le rende point, capitaine.
Et, cette fois, l’Angoumois vida son verre, suivant l’exemple du capitaine, qui avait déjà vidé le sien.
– Eh bien, voilà donc une affaire arrangée, dit le Gascon en faisant clapper sa langue, et nous nous entendons à merveille ; ainsi donc, à partir de ce jour, monsieur, vous pouvez disposer de moi comme de l’ami le plus dévoué.
– Je me mets également à votre disposition, capitaine, répondit le huguenot avec sa courtoisie ordinaire.
– Quant à moi, continua le Gascon, j’ajouterai, monsieur, que je n’attends qu’une occasion de vous rendre service.
– Moi de même, répondit l’Angoumois.
– Sincèrement, mon gentilhomme ?
– Sincèrement, mon capitaine.
– Eh bien, cette occasion que vous cherchez de me rendre service, je crois que vous l’avez trouvée.
– Est-il possible que j’aie eu ce bonheur ?
– Oui, per la crux Diou ! ou je me trompe fort, ou vous l’avez sous la main.
– Parlez, alors.
– Voici la chose : j’arrive de Gascogne ; j’ai abandonné le château de mes pères, où j’engraissais à vue d’œil et d’une façon déplorable ; mon barbier m’a recommandé l’exercice, et je viens à Paris dans l’intention de me livrer à un exercice salutaire. Il va sans dire que j’ai choisi la carrière des armes. Ne connaîtriez-vous pas, dans l’Angoumois, quelque bonne place qu’un capitaine gascon pût remplir, pourvu qu’on ne lui donne pas de vieilles femmes à distraire ou des bottes neuves à briser ? J’ose me flatter, monsieur, que, dans ce cas, je remplirai avantageusement les emplois que l’on me confiera.
– Je le voudrais, capitaine, répondit l’Angoumois ; malheureusement, j’ai quitté fort jeune mon pays et je n’y connais personne.
– Par les entrailles du saint-père ! monsieur, voilà qui est malheureux tout à fait ; mais, j’y songe, mon gentilhomme, peut-être connaissez-vous quelque bout de condition dans une autre province ; je ne tiens pas absolument à l’Angoumois, qui est, à ce que l’on assure, un pays de fiévreux, ou bien quelque vertueux seigneur de grande race auquel vous pourrez me recommander ? Il ne serait pas tout à fait vertueux, que je m’en accommoderais encore, pourvu que Dieu lui eût départi en bravoure ce qu’il lui aurait refusé en vertu.
– Je regrette vivement, capitaine, de ne pouvoir servir en rien un homme aussi accommodant que vous êtes ; mais je suis un pauvre gentilhomme comme vous, et j’aurais un frère, que je ne saurais le faire vivre du superflu de ma bourse ou du superflu de mon crédit.
– Par le bon larron ! s’écria le Gascon, voilà qui est décidément très fâcheux ; mais, comme l’intention y était, mon gentilhomme, continua le capitaine en se levant et en resserrant la boucle de son épée, je vous en ai, d’honneur, la même obligation.
Et il salua le huguenot, qui lui rendit son salut, reprit son pot et son verre et retourna s’asseoir à sa première place.
Au reste, l’arrivée du coche opéra sur chacun des acteurs que nous avons mis en scène un effet différent.
Nous avons vu le gentilhomme angoumois reprendre sa première place, qui lui permettait de tourner le dos à la porte.
Le capitaine gascon resta debout, comme il convenait à un cadet de famille en face des hautes illustrations annoncées par le page ; enfin, l’aubergiste et sa femme, se précipitant vers la porte, afin de se mettre à la disposition des voyageurs que leur bonne fortune amenait chez eux.
Le page, qui, pour ne point souiller ses vêtements par le contact de la route boueuse et défoncée, se tenait debout sur le triple marchepied du coche, sauta à terre et ouvrit la portière. Un homme de haute mine, portant une large cicatrice à la joue, en descendit le premier.
C’était François de Lorraine, duc de Guise, surnommé le Balafré, depuis la terrible blessure qu’il avait reçue à Calais. Il portait l’écharpe blanche, à la frange et aux fleurs de lis d’or, insigne de son grade de lieutenant général des armées du roi. Ses cheveux étaient coupés court et en brosse ; il portait le toquet de velours noir à plumes blanches, à la mode à cette époque, le pourpoint gris perle et argent, qui étaient ses couleurs favorites, des chausses et un manteau de velours écarlates, avec de longues bottes, qui pouvaient au besoin se tirer jusqu’au haut de la cuisse ou se rabattre au-dessous du genou.
– Mais c’est véritablement le déluge, dit-il en prenant pied au milieu des flaques d’eau qui émaillaient le devant de la porte de l’auberge.
Puis, se retournant vers le coche et se penchant à l’intérieur :
– Voyons, continua-t-il, vous ne pouvez cependant pas, chère Charlotte, mettre vos jolis petits pieds dans cette grosse vilaine boue.
– Que faire, alors ? demanda une petite voix douce et flûtée.
– Mon cher maréchal, continua le duc, voulez-vous me permettre d’emporter votre fille entre mes bras ? Cela me rajeunira de quatorze ans ; car il y a quatorze ans aujourd’hui même, ma belle filleule, que je vous enlevai ainsi de votre berceau. Allons, charmante colombe, continua-t-il, sortez de votre arche.
Et, prenant la jeune fille entre ses bras, il la déposa en trois enjambées dans l’intérieur de la salle.
Le titre de colombe que le galant duc de Guise avait donné à sa filleule, dont il était question de faire sa belle-fille, n’était aucunement usurpé : il était, en effet, impossible de voir un oiseau plus blanc, plus langoureux, plus mignon que celui que le duc venait d’emporter entre ses bras et de déposer sur les dalles humides de l’auberge.
La troisième personne qui descendit, ou plutôt qui essaya de descendre du coche, était le maréchal de Saint-André. Il appela son page ; mais, quoique celui-ci fût à trois pas à peine de lui, il ne l’entendit point. En véritable page qu’il était, il couvait amoureusement des yeux la fille de son maître.
– Jacques ! Jacques ! répétait le maréchal. Ah çà ! mais viendras-tu ici, petit drôle ?
– Je suis là ! s’écria le jeune page en se retournant vivement ; je suis là, monsieur le maréchal !
– Morbleu ! dit celui-ci, je le vois bien, que tu es là ; mais ce n’est point là que tu devrais être, maroufle ! c’est ici, au bas de ce marchepied. Tu sais bien que, momentanément, je suis empêché, petit drôle ! Aïe ! ouf ! tonnerre !
– Pardon, monsieur le maréchal, dit le page confus, en présentant son épaule à son maître.
– Appuyez-vous sur moi, monsieur le maréchal, dit le duc en présentant son bras au podagre.
Le maréchal profita de la permission, et, soutenu par ce double appui, fit à son tour son entrée dans l’auberge.
C’était, à cette époque un homme d’une cinquantaine d’années, aux joues roses et fleuries, quelque peu pâlies pour le moment par l’indisposition dont il était atteint, à la barbe rousse, aux cheveux blonds, aux yeux bleus, et l’on sentait à la première vue, que, dix ou douze ans avant l’époque où nous sommes arrivés, le maréchal de Saint-André devait être un des plus beaux cavaliers de son temps.
Il alla s’asseoir, avec quelque peine, sur une espèce de fauteuil de paille qui semblait l’attendre au coin de la cheminée, c’est-à-dire dans l’angle opposé à celui où se trouvaient le capitaine gascon et le gentilhomme angoumois. Le duc présenta à Mlle Charlotte de Saint-André la chaise de paille sur laquelle nous avons vu chevaucher l’aubergiste au commencement du précédent chapitre, et lui, s’accommodant d’un tabouret, fit signe à l’hôtelier de faire grand feu dans la cheminée ; car, quoiqu’on fût en plein été, l’humidité était telle que le feu devenait un accessoire de toute nécessité.
En ce moment, la pluie redoublait tellement et tombait avec une telle violence, que l’eau commençait à entrer dans l’auberge par la porte ouverte, comme par une digue rompue ou par une écluse qu’on eût oublié de fermer.
– Holà ! tavernier, cria le maréchal, fermez donc notre porte ! Voulez-vous nous noyer tout vifs ?
L’aubergiste donna à sa femme le fagot qu’il apportait, lui laissant le soin, comme à une autre vestale, d’allumer le feu, et courut à la porte pour exécuter l’ordre du maréchal. Mais, au moment où il réunissait toutes ses forces pour faire tourner l’huis sur ses gonds, on entendit sur la route le galop rapide d’un cheval.
En conséquence, le digne homme s’arrêta, de peur que le voyageur, la porte de l’auberge fermée, ne la crût ou pleine ou déserte, et, dans l’une ou l’autre hypothèse, ne passât outre.
– Pardon, monseigneur, dit-il en passant la tête par l’entrebâillement de la porte, mais je crois que voilà un voyageur qui m’arrive.
En effet, un cavalier s’arrêta devant l’auberge, sauta à bas de son cheval, et, jetant la bride aux mains du tavernier :
– Conduis cette bête à l’écurie, lui dit-il, et ne lui épargne ni le son ni l’avoine.
Et, entrant vivement dans l’auberge, que n’éclairait pas encore le feu, il secoua son chapeau ruisselant de pluie, sans faire attention qu’il inondait de gouttes d’eau toutes les personnes qui occupaient la salle. La première victime de cette averse fut le duc de Guise, qui, se levant vivement, ne fit qu’un bond jusqu’à l’étranger, en s’écriant :
– Hé ! monsieur le drôle, ne pouvez-vous donc prêter attention à ce que vous faites ?
À cette apostrophe, le nouveau venu se retourna, et, en se retournant, d’un mouvement rapide comme la pensée, mit l’épée à la main. Sans doute M. de Guise eût-il payé cher le mot dont il avait salué l’étranger, si, bien plus que devant l’épée, il n’eût reculé devant le visage.
– Comment, prince, c’est vous, dit-il.
Celui que le duc de Guise venait de saluer du nom de prince n’eut besoin que de jeter un regard sur l’illustre capitaine lorrain pour le reconnaître à son tour.
– Mais oui, c’est moi-même, monsieur le duc, répondit-il, presque aussi étonné de le trouver installé dans cette auberge borgne, que celui-ci avait été étonné de l’y voir entrer.
– Avouez, prince, qu’il faut que la pluie aveugle bien un homme, puisque j’ai pu prendre Votre Altesse pour un écolier du landi.
Puis, s’inclinant :
– J’en fais mes excuses bien sincères à Votre Altesse, dit-il.
– Cela n’en vaut vraiment pas la peine, duc, dit le dernier arrivé avec un air d’aisance et de supériorité qui lui était habituel. Et par quel hasard vous trouvez-vous ici, vous que je croyais en votre comté de Nanteuil ?
– J’en arrive, en effet, prince.
– Par la route de Saint-Denis ?
– Nous avons fait un coude à Gonesse pour voir, en passant, la foire du landi.
– Vous, duc ? Passe encore pour moi, dont la frivolité devient proverbiale, grâce à mes amis. Mais le grave, le sévère duc de Guise se détournant de sa route pour voir une fête d’écoliers...
– Aussi n’est-ce point moi qui ai eu cette idée, prince. Je revenais avec le maréchal de Saint-André, et sa fille, ma filleule Charlotte, qui est une petite capricieuse, a voulu voir ce que c’était que la célèbre foire du landi, et, surpris par la pluie, nous avons abordé ici.
– Le maréchal est donc là ? demanda le prince.
– Le voici, dit le duc en démasquant les deux personnes dont le prince avait bien vu dans la demi-teinte se modeler le groupe, mais n’avait pas, à cause de l’obscurité, distingué les traits.
Le maréchal fit un effort et se leva en se soutenant à son fauteuil.
– Maréchal, dit le prince en allant à lui ; excusez-moi de ne pas vous avoir reconnu ; mais, outre que cette salle est obscure comme une cave, ou plutôt que cette cave est sombre comme une prison, je suis tellement aveuglé par la pluie, que je serais capable, comme monsieur le duc, de confondre un gentilhomme avec un manant. Heureusement, mademoiselle, continua le prince se tournant vers la jeune fille et la regardant avec admiration, heureusement, la vue me revient peu à peu, et je plains de tout mon cœur les aveugles auxquels il n’est point donné de pouvoir contempler un visage comme le vôtre.
Ce compliment à brûle-pourpoint fit monter le rouge au visage de la jeune fille. Elle leva les yeux pour regarder celui qui venait de lui adresser la première flatterie qu’elle eût peut-être reçue ; mais elle les baissa aussitôt, éblouie par les éclairs que jetaient ceux du prince.
Nous ignorons quelle fut son impression ; mais certainement elle dut être pleine de douceur et de charme, car il est difficile qu’une jeune fille de quatorze ans arrêtât son regard sur un visage plus ravissant que ne l’était celui de ce cavalier de vingt-neuf ans, que l’on appelait prince et que l’on saluait du titre d’altesse.
C’était, en effet, un cavalier accompli que Louis Ier de Bourbon, prince de Condé.
Né le 7 mai 1530, il venait d’accomplir, comme nous l’avons dit, sa trentième année, à l’époque où commence ce récit.
Il était plutôt petit que grand, mais admirablement pris dans sa taille. Ses cheveux châtains, coupés ras, ombrageaient des tempes luisantes, où un phrénologue de notre temps eût trouvé toutes les bosses de l’intelligence suprême. Ses yeux, d’un bleu de lapis-lazuli, étaient d’une douceur et d’une tendresse indicibles, et, si des sourcils épais n’eussent un peu durci ce visage, qu’une barbe blonde adoucissait encore, on eût pris le prince pour un bel écolier, tout frais sorti du giron maternel ; et cependant parfois cet œil charmant, limpide comme l’azur du ciel, était empreint d’une énergie farouche ; ce qui le faisait comparer, par les beaux esprits de l’époque, à un fleuve, doux selon les rayons qui l’éclairent, redoutable selon les tempêtes qui l’agitent. En un mot, il portait sur son visage ce caractère dominant, c’est-à-dire le courage physique et le besoin d’amour poussés au suprême degré.
Dans ce moment, grâce à la porte fermée et au feu flambant dans l’âtre, la salle de l’auberge s’illumina de lueurs fantastiques, éclairant de façons diverses et capricieuses les deux groupes qui occupaient, l’un, l’angle de droite, l’autre, l’angle de gauche ; en outre, les éclairs qui glissaient entre les ouvertures supérieures faisaient, de temps en temps, passer sur les visages des reflets bleuâtres, qui donnaient aux personnages, les plus jeunes et les mieux vivants, des aspects de créatures habitant un autre monde. Cette impression était si réelle, qu’elle gagna même l’aubergiste, qui, voyant que, quoiqu’il fût sept heures du soir à peine, la nuit semblait tout à fait venue, alluma une lampe qu’il posa sur le manteau de la cheminée, au-dessus du groupe du prince de Condé, du duc de Guise, du maréchal de Saint-André et de sa fille.
Au lieu de diminuer, la pluie redoublait ; on ne pouvait donc songer à s’éloigner ; à cette pluie se joignait, venant de la rivière, un vent si terrible, que les volets de l’auberge battaient contre la muraille, et que l’auberge elle-même tremblait du faîte à la base. En supposant le coche sur la route, il eût incontestablement été emporté, caisse et chevaux, par la tempête. Les voyageurs résolurent donc de demeurer dans l’auberge tant que durerait cet épouvantable ouragan.
Tout à coup, au milieu de ce tumulte effroyable des éléments, de cette pluie ruisselant sur les têtes, de ces volets battant la muraille, de ces tuiles arrachées à la couverture et se brisant contre terre, on entendit frapper à la porte, et une voix gémissante répéta d’un accent qui allait s’affaiblissant chaque fois :
– Ouvrez ! ouvrez ! Au nom de Notre-Seigneur, ouvrez !
En entendant frapper, l’aubergiste, qui croyait à l’arrivée d’un nouveau voyageur, s’était élancé pour ouvrir la porte ; mais, en reconnaissant la voix, il s’arrêta au beau milieu de la salle, et, secouant la tête :
– Tu te trompes de porte, vieille sorcière. Ce n’est point ici qu’il faut frapper, si tu veux qu’on t’ouvre.
– Ouvrez, maître tavernier, répéta la même voix plaintive ; il y a vraiment péché à laisser une pauvre vieille dehors par le temps qu’il fait.
– Tourne le manche de ton balai de l’autre côté, fiancée du diable ! répondit l’aubergiste à travers la porte ; il y a ici trop illustre compagnie pour toi.
– Et pourquoi, demanda le prince de Condé, révolté de la dureté de son hôte, pourquoi n’ouvres-tu pas à cette pauvre femme ?
– Parce que c’est une sorcière, Votre Altesse, la sorcière d’Andilly, une vieille misérable que l’on devrait brûler, pour l’exemple, au milieu de la plaine Saint-Denis, qui ne rêve que plaies et bosses, qui ne prédit que grêle et tonnerre. Je suis sûr qu’elle aura eu à se venger de quelque pauvre paysan et que c’est elle qui est cause de ce chien de temps.
– Sorcière ou non, dit le prince, allons, ouvre-lui. Il n’est pas permis de laisser une créature humaine à la porte par une pareille tempête.
– Puisque Votre Altesse le désire, dit le tavernier, je vais ouvrir à cette vieille hérétique ; mais je souhaite que Votre Altesse ne s’en repente pas ; car il arrive malheur partout où elle passe.
Le tavernier, forcé d’obéir malgré sa répugnance, ouvrit la porte ; et l’on vit entrer ou plutôt tomber une vieille femme aux cheveux gris épars et flottants, vêtue d’une robe de laine rouge toute déchirée et d’un grand manteau qui, dans le même état que la robe, retombait jusque sur ses talons.
Le prince de Condé s’avança, tout prince qu’il était, pour aider la sorcière à se relever, car c’était le meilleur cœur qu’il y eût au monde. Mais le tavernier s’interposa, et, remettant la vieille sur ses jambes :
– Remercie M. le prince de Condé, sorcière, dit-il ; car, sans lui, tu peux bien être sûre que je t’eusse, pour le bien de la ville et de ses environs, laissée crever à la porte.
La sorcière, sans demander où était le prince, alla droit à lui, s’agenouilla et baisa le bas de son manteau.
Le prince laissa tomber sur la pauvre créature un regard plein de pitié.
– Tavernier, dit-il, un pot de vin et de ton meilleur à cette pauvre femme. Va boire un peu, vieille, continua-t-il ; cela te réchauffera.
La vieille alla s’asseoir devant une des tables placées au fond de la salle ; elle se trouvait ainsi placée en face de la porte d’entrée, ayant à sa droite le groupe des princes, du maréchal de Saint-André et de sa fille ; à sa gauche, celui du capitaine gascon, du gentilhomme angoumois et du jeune page.
Le gentilhomme angoumois était retombé dans une rêverie profonde. Le jeune page était ébloui dans la contemplation des charmes de Mlle de Saint-André. Le capitaine gascon seul avait toute sa liberté d’esprit ; il pensa que, la vieille femme ne fût-elle sorcière que la dixième partie de ce qu’avait prétendu le tavernier, ce serait toujours une lumière pour guider ses pas à la recherche de cette condition dont il s’était informé au gentilhomme angoumois et au jeune page, et dont ceux-ci n’avaient pu lui donner aucune nouvelle.
Enjambant donc par-dessus son banc, il alla se planter devant la sorcière, qui venait, avec une satisfaction marquée, de boire un premier verre de vin, et, les jambes écartées, la main gauche à la poignée de l’épée, la tête inclinée sur la poitrine, couvrant la vieille femme de son regard à la fois plein de finesse et de persévérance :
– Holà, sorcière ! dit-il, est-ce que tu lis véritablement dans l’avenir ?
– Avec l’aide de Dieu, messire, oui, quelquefois.
– Est-ce que tu pourrais me tirer mon horoscope ?
– J’essayerai, si c’est votre désir.
– Eh bien, c’est mon désir.
– Alors, je suis à vos ordres.
– Tiens, voici ma main ; car c’est dans la main que vous lisez, vous autres bohèmes, n’est-ce pas ?
– Oui.
La sorcière, de ses mains décharnées et noires, prit la main du capitaine, presque aussi sèche et aussi noire que la sienne.
– Que voulez-vous que je vous dise d’abord ? demanda-t-elle.
– Je veux que tu me dises d’abord si je ferai fortune.
La sorcière examina longuement la main du Gascon.
Celui-ci, impatient de ne pas voir la sorcière se prononcer, hocha la tête ; puis, d’un air de doute :
– Comment diable peux-tu lire dans la main d’un homme s’il fera fortune ? demanda-t-il.
– Oh ! bien facilement, messire ; seulement, c’est mon secret.
– Voyons ton secret ?
– Si je vous le dis, capitaine, répondit la sorcière, ce ne sera plus mon secret, mais le vôtre.
– Tu as raison, garde-le ; mais hâte-toi ! Tu me chatouilles la main, bohème, et je n’aime pas que les vieilles femmes me chatouillent la main.
– Vous ferez fortune, capitaine.
– Vraiment, sorcière ?
– Sur la croix !
– Oh ! cap de Diou ! bonnes nouvelles !... Et crois-tu que ce sera bientôt ?
– Dans quelques années.
– Diable ! j’aimerais mieux que ce fût plus vite ; dans quelques jours, par exemple.
– Je puis dire le résultat des événements, mais non hâter leur marche.
– Et cela me donnera-t-il beaucoup de peine ?
– Non ; mais cela pourra en causer beaucoup aux autres.
– Que veux-tu dire ?
– Je veux dire que vous êtes ambitieux, capitaine.
– Ah ! per la crux Diou ! c’est la vérité, bohème.
– Eh bien, pour arriver à votre but, tous les chemins vous seront bons.
– Oui ; montre-moi seulement celui que je dois suivre, et tu verras.
– Oh ! vous le prendrez bien de vous-même, si terrible qu’il soit.
– Et que deviendrai-je, voyons, en suivant ce chemin terrible ?
– Vous deviendrez assassin, capitaine.
– Sang du Christ ! s’écria le Gascon, tu n’es qu’une carogne et tu peux aller tirer tes horoscopes à ceux qui sont assez bêtes pour y croire.
Et, couvrant la vieille d’un regard d’indignation, il alla se rasseoir tout en grommelant :
– Assassin ! assassin ! moi !... Apprends, sorcière, qu’il faudrait que ce fût pour une bien grosse somme !
– Jacques, dit alors, en s’adressant au jeune page, Mlle de Saint-André, qui avait suivi le manège du capitaine, et qui, les oreilles dilatées par une curiosité de quatorze ans, n’avait pas perdu un mot de ce dialogue échangé entre la sorcière et le Gascon, Jacques, faites-vous donc tirer votre horoscope à votre tour ; cela m’amusera.
Le jeune homme que l’on interpellait pour la seconde fois du nom de Jacques, et qui n’était autre que le page, se leva sans faire une observation, et, avec l’attitude et la spontanéité de l’obéissance absolue, il s’approcha de la sorcière.
– Voici ma main, bonne femme, dit-il ; voulez-vous me tirer mon horoscope, comme vous venez de le faire au capitaine ?
– Bien volontiers, mon bel enfant, dit-elle.
Et, prenant cette main, blanche comme celle d’une femme, que lui présentait le jeune homme, elle secoua la tête.
– Eh bien, vieille, demanda le page, vous ne voyez rien de bon dans cette main, n’est-ce pas ?
– Vous serez malheureux, vous.
– Ah ! pauvre Jacques, dit, moitié raillerie, moitié sollicitude, la jeune fille qui avait provoqué la prédiction.
Le jeune homme sourit avec mélancolie, et sa bouche murmura :
– Je ne le serai pas, je le suis.
– C’est l’amour qui causera toutes vos infortunes, continua la vieille.
– Mourrai-je jeune, au moins ? continua le page.
– Hélas ! oui, mon pauvre enfant : à vingt-quatre ans.
– Tant mieux !
– Comment, Jacques, tant mieux ?... Que dites-vous donc là ?
– Puisque je dois être malheureux, à quoi bon vivre ? répondit le jeune homme. Et mourrai-je au moins sur un champ de bataille ?
– Non.
– Dans mon lit ?
– Non.
– Par accident ?
– Non.
– Comment donc mourrai-je, vieille ?
– Je ne puis vous dire précisément comment vous mourrez ; mais je puis vous dire la cause de votre mort.
– Et quelle sera cette cause ?
La vieille baissa la voix :
– Vous serez assassin ! dit-elle.
Le jeune homme devint pâle comme si l’événement prédit était déjà arrivé. Et, regagnant sa place la tête basse :
– Merci, vieille, dit-il ; que ce qui est écrit s’accomplisse !
– Eh bien, demanda le capitaine au page, que vous a dit cette damnée vieille, mon jeune muguet ?
– Rien que je puisse répéter, capitaine, répondit celui-ci.
Le capitaine se retourna vers l’ Angoumois :
– Eh bien, mon brave gentilhomme, dit-il, n’êtes-vous pas curieux, vous aussi, de tenter le sort ? Voyons, vraie ou fausse, bonne ou mauvaise, une prédiction fait toujours passer un instant.
– Pardonnez-moi, répondit le gentilhomme, qui parut sortir tout à coup de sa rêverie ; j’ai, au contraire, quelque chose de très important à demander à cette femme.
Et, se levant, il alla droit à la sorcière avec cette précision de mouvement qui indique chez celui qui la possède la force et la ténacité de la volonté.
– Magicienne, dit-il d’une voix sombre et en lui tendant une main nerveuse, réussirai-je dans ce que je veux entreprendre ?
La sorcière prit la main qu’on lui présentait ; mais, après l’avoir regardée une seconde, elle la laissa retomber avec une espèce d’épouvante.
– Oh ! oui, dit-elle, vous réussirez, pour votre malheur.
– Mais je réussirai ?
– À quel prix, Jésus Dieu !
– Au prix de la mort de mon ennemi, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Que m’importe, alors ?
Et le gentilhomme retourna à sa place, en lançant au duc de Guise un regard d’indicible haine.
– Étrange ! étrange ! étrange ! murmura la vieille, assassins tous trois !
Et elle regarda avec une sorte de terreur le groupe composé par le capitaine gascon, par le gentilhomme angoumois et par le jeune page. Cette scène de chiromancie avait été attentivement suivie des yeux par les hôtes illustres qui occupaient le côté opposé de la salle. Nous disons des yeux, parce que, ne pouvant tout entendre, ils avaient du moins pu tout voir.
Or, quelque peu de confiance que l’on ait dans les sorciers, on est toujours curieux d’interroger cette sombre science qu’on appelle la magie, soit pour qu’elle vous prédise mille félicités et qu’on lui donne raison, soit pour qu’elle vous prédise mille infortunes et qu’on l’accuse de mentir. Ce fut sans doute ce qui poussa le maréchal de Saint-André à interroger la vieille.
– Je n’ajoute qu’une foi médiocre à tous ces badinages, dit-il ; mais je dois avouer que, dans mon enfance, une bohémienne m’a prédit ce qui m’arriverait jusqu’à cinquante ans ; or, j’en ai cinquante-cinq, et je ne serais point fâché qu’une autre me prédît maintenant ce qui m’arrivera jusqu’à ma mort... Approche donc, fille de Belzébuth, ajouta-t-il en s’adressant à la vieille.
La sorcière se leva et s’approcha du groupe.
– Voici ma main, dit le maréchal ; voyons, parle, et parle haut ; que m’annonces-tu de bon ?
– Rien, monsieur le maréchal.
– Rien ? Diable ! ce n’est pas grand-chose ; et de mauvais ?
– Ne m’interrogez pas, monsieur le maréchal.
– Si fait, parbleu ! je t’interrogerai. Voyons ! dis, que lis-tu dans ma main ?
– Interruption violente de la ligne de la vie, monsieur le maréchal.
– Ce qui veut dire que je n’ai pas longtemps à vivre, hein ?
– Mon père ! murmura la jeune fille le suppliant du regard de ne pas aller plus loin.
– Laisse donc, Charlotte, dit le maréchal.
– Écoutez cette belle enfant, dit la sorcière.
– Allons, achève, bohème ! Donc, je mourrai bientôt ?
– Oui, monsieur le maréchal.
– Mourrai-je de mort violente ou de mort naturelle ?
– De mort violente. Vous recevrez la mort sur le champ de bataille, mais non d’un ennemi loyal.
– De la main d’un traître, alors ?
– De la main d’un traître.
– C’est-à-dire ?...
– C’est-à-dire que vous serez assassiné.
– Mon père ! murmura la jeune fille en frissonnant et en se serrant contre le maréchal.
– Est-ce que tu ajoutes foi à toutes ces diableries ? dit celui-ci en l’embrassant au front.
– Non, mon père, et cependant mon cœur bat dans ma poitrine comme si ce malheur que l’on vous prédit allait vous arriver.
– Enfant ! dit le maréchal en haussant les épaules ; tiens, montre-lui ta main à ton tour et que ses prédictions ajoutent à ta vie tous les jours qu’elles retranchent de la mienne.
Mais la jeune fille refusa obstinément.
– Alors, je vais vous donner l’exemple, mademoiselle, dit le duc de Guise en tendant sa main à la sorcière.
Puis, avec un sourire :
– Je te préviens, bohème, que l’on m’a déjà trois fois tiré mon horoscope, et qu’il a trois fois donné un résultat funèbre ; pour l’honneur de la magie, ne le fais pas mentir.
– Monseigneur, dit la vieille après avoir examiné la main du duc, je ne sais ce qu’on vous a prédit jusqu’à présent ; mais voici ce que je vous prédis, moi.
– Voyons !
– Vous mourrez, comme le maréchal de Saint-André, assassiné.
– C’est parfaitement cela, dit le duc, et il n’y a pas moyen d’y échapper. Tiens, prends cela, et va-t’en au diable.
Et il jeta une pièce d’or à la sorcière.
– Ah ça ! mais c’est une tuerie de gentilshommes que nous prédit cette sorcière ! Je commence à regretter de l’avoir fait entrer, duc, et, pour ne pas avoir l’air d’échapper seul à la destinée, ma foi ! à mon tour, vieille !
– Croyez-vous donc aux sorcières, prince ? demanda le duc de Guise.
– Ma foi ! duc, j’ai vu tant de prédictions manquer, tant d’horoscopes s’accomplir, que je vous dirai comme Michel Montaigne : « Que sais-je ? » Tiens, bonne femme, voici ma main : qu’y vois-tu ? Bon ou mauvais, dis tout.
– Voici ce que je vois dans votre main, monseigneur : une vie pleine d’amour et de combats, de plaisirs et de dangers, terminée par une mort sanglante.
– Serai-je donc assassiné ?
– Oui, monseigneur.
– Comme M. le maréchal de Saint-André, comme M. de Guise.
– Comme eux.
– Que tu dises vrai ou faux, bonne femme, comme tu m’annonces que je mourrai en bonne compagnie, voici pour ta peine.
Et il lui donna, non pas une pièce d’or, comme avait fait le duc de Guise, mais sa bourse tout entière.
– Plaise au Ciel, monseigneur, dit la vieille en baisant la main du prince, que ce soit la pauvre sorcière qui se trompe et que la prédiction ne se réalise pas !
– Et, si elle se réalise, bonne femme, malgré ton désir de la voir échouer, je te promets désormais de croire aux sorciers. Il est vrai, ajouta-t-il en riant, que ce sera un peu tard.
Il se fit un instant de morne silence, pendant lequel on entendit la pluie tomber doucement.
– Mais, dit le prince, l’orage diminue. Je vous salue, monsieur le maréchal. Je vous salue, monsieur le duc. On m’attend à neuf heures à l’hôtel Coligny ; je me remets donc en route.
– Comment, prince, par cet orage ? demanda Charlotte.
– Mademoiselle, dit le prince, je vous remercie bien sincèrement de votre sollicitude ; mais je n’ai rien à craindre du tonnerre, puisque je dois être assassiné !
Et, ayant salué ses deux compagnons et arrêté sur Mlle de Saint-André un regard qui força la jeune fille à baisser les yeux, le prince sortit de l’auberge, et, un instant après, on entendit sur la route de Paris le galop rapide d’un cheval.
– Fais approcher le coche, petit Jacques, dit le maréchal ; si l’on attend le prince à neuf heures à l’hôtel Coligny, on nous attend, nous, à dix, au palais des Tournelles.
Le coche approcha. Le maréchal de Saint-André, sa fille et le duc de Guise y prirent leurs places.
Laissons-les suivre le prince de Condé sur la route de Paris, nous les y retrouverons plus tard.
Rapprochons seulement les noms des trois personnages à qui la sorcière avait prédit qu’ils devaient être assassinés, les noms des trois personnages à qui elle avait prédit qu’ils devaient être des assassins : le duc de Guise, le maréchal de Saint-André, le prince de Condé ; Poltrot de Méré, Baubigny de Mézières, Montesquiou.
C’était sans doute pour donner aux uns et aux autres un avertissement qui, aux uns comme aux autres, fut inutile, que la Providence avait réuni ces six hommes dans l’auberge du Cheval rouge.